Où en est-on dans nos pérégrinations ?

Dans les derniers articles, nous sommes parvenus à établir plusieurs points fondamentaux : un individu partage très souvent les convictions de son groupe, sa nation, la société dans laquelle il baigne. Par conséquent, s’il veut établir ses convictions sur base de critères autres que l’instinct de groupe, il doit suspendre son jugement. Le problème est qu’ensuite il se retrouve devant un vaste « marché cognitif et spirituel » dans lequel il est difficile de se retrouver. Il doit être dès lors armé d’outils d’esprit critique et de scepticisme. Tout cela permet, d’abord, de ne pas adopter aveuglément les traditions et coutumes qui l’entourent ; ensuite, de passer au crible de critères pointus les croyances qui existent afin d’écarter toutes celles qui posent des problèmes de crédibilité et de vraisemblance. Mais que reste-t-il après cela ? Y a-t-il encore des convictions saines et véritables ? Comment en établir les preuves ?

Une preuve est, selon Le Larousse, « ce qui sert à établir qu’une chose est vraie ». Le Centre national de Ressources textuelles et lexicales précise qu’il peut s’agir d’un « fait, d’un témoignage ou d’un raisonnement susceptible d’établir de manière irréfutable la vérité ou la réalité de quelque chose ». On pense assez naturellement au domaine judiciaire, dans lequel la preuve joue un rôle fondamental pour trancher l’issue d’un procès ; on pense aussi aux mathématiques et à ses innombrables théorèmes basées sur des démonstrations qui en prouvent la véracité ; on pense également, bien sûr, aux preuves expérimentales propres à la démarche scientifique. Réflexion faite, on se rend compte assez vite que, quelque soit le domaine évoqué, cette idée de preuve est très adossée à la démarche scientifique et expérimentale : au niveau judiciaire, la police scientifique joue un rôle prépondérant ; les mathématiques, quant à elles, en sont l’édifice incontournable.

Mais, dans notre quête de vérité, la démarche scientifique ne pourrait-elle pas jouer un rôle de premier plan ? En effet, on pourrait caresser l’idée de l’utiliser pour faire « notre shopping » sur le marché cognitif et spirituel. Allons encore plus loin : considérons que ce marché cognitif et spirituel est constitué d’innombrables discours sur le monde, et que la méthode scientifique et expérimentale fournit elle-même un de ces discours. Si notre volonté est de choisir un discours qui parvient à prouver sa cohérence, sa force explicative, qui apporte les preuves de ce qu’il avance, alors la méthode scientifique paraît tout indiquée.  Autrement dit : les convictions qu’il conviendrait d’embrasser, c’est « la science » elle-même. On pourrait fournir plusieurs arguments en faveur de cette position :

  • En plusieurs millénaires de polémiques, de débats, de découvertes, le discours scientifique a su s’imposer de manière triomphante. Les débats qui ont opposé maints scientifiques au clergé catholique, par exemple, ont marqué les esprits et obligé les autorités ecclésiastiques, au fur et à mesure des preuves qui s’amoncelaient, à reconnaître leur défaite (l’exemple de Galilée est typique). La plupart des superstitions sur les divinations, la magie, les sorcières, la malchance, la foudre, les tremblements de terre, etc., ont trouvé des explications solides à la lumière de la méthode scientifique, qui a inexorablement gagné du terrain.
  • Il suffit de regarder autour de nous : les avions, les voitures, la télévision, internet, la conquête spatiale, les révolutions agricole et industrielle, et plein d’autres avancées et progrès accumulés, témoignent du succès de la méthode scientifique. Si cela marche avec autant de précision et de fiabilité, c’est qu’il y a, au minimum, un fond de vérité derrière ce discours. La prédiction de la météo ou des prochaines éclipses prouvent tous les jours la solidité de ces méthodes, là où les superstitions et autres croyances sont peu fiables.
  • Le discours scientifique est universel. Chacun, peu importe son âge, son ethnie, son genre, est en principe à même de comprendre, étudier et appliquer les acquis de la méthode scientifique. Toutes les régions du monde sont concernées par les progrès scientifiques, et les universités d’ici et d’ailleurs suivent globalement les mêmes modèles théoriques et pratiques qui en découlent. En revanche, les croyances et religions sont beaucoup plus localisées et concernent des populations souvent homogènes.
  • Discours scientifique et esprit critique vont de pair. En effet, les outils que l’on utilise dans la démarche critique et sceptique sont directement inspirés de la méthode scientifique, sans compter qu’elle y puise les découvertes permettant de mieux comprendre la façon dont fonctionne l’esprit humain et, ainsi, remédier aux nombreux biais de raisonnements qui nous affectent tous.
  • Le discours scientifique n’a pas peur de la contradiction. Au contraire, c’est même son moteur. Les hypothèses scientifiques sont réfutables, et les théories ne demandent qu’à être révisées, amendées, précisées, corrigées. De paradigmes en paradigmes, de théories en théories, des siècles de découvertes scientifiques ont permis d’accumuler un corps de connaissances très important, remis à neuf à chaque fois qu’une découverte éclaire d’un nouveau jour telle hypothèse ou telle théorie.

De tout cela, on peut donc conclure que 1° la méthode scientifique permet d’écarter la plupart des croyances sur le marché cognitif et spirituel et que 2° elle fournit elle même une candidate intéressante en tant que grille de lecture du monde. Ce pourrait donc être, en quelque sorte, Le Criterium par excellence. Cela ne résiste toutefois pas à l’examen. En effet, on ne voit pas trop en quoi la démarche scientifique pourrait nous offrir une philosophie de vie ou des réponses sur l’existence de Dieu ou de la vie après la mort. Que dire de sujets comme l’euthanasie ? L’eugénisme ? La redistribution des richesses ? La démarche scientifique est excellente pour nous parler de ce qui existe et se passe autour de nous. Elle nous indique comment sont les choses. Elle ne ne dit rien sur comment devraient être les choses. Autrement dit : c’est une méthode descriptive mais pas normative, dans le sens où elle ne peut pas trancher sur les choix de société, éthiques, déontologiques, ainsi que sur les questions existentielles.

Mais la science a-t-elle dit son dernier mot ? Sans doute pas. Car si elle n’est pas en elle-même une philosophie de vie parmi les autres philosophies de vie disponibles sur le marché cognitif et spirituel, la démarche scientifique n’en repose pas moins sur des fondations philosophiques qu’on regroupe sous le nom de matérialisme philosophique. Comment définir ce concept ? Tentons d’en cerner les fondements :

  1. Tout ce que l’on peut étudier dans l’univers qui nous entoure est fait de matière, c’est-à-dire de choses observables, mesurables, quantifiables.
  2. Tous les phénomènes qui se passent dans l’univers sont le fruits d’interactions matérielles.
  3. Toutes les interactions matérielles sont la conséquence de phénomènes matériels qui les précèdent (causes et effets), ce qui exclue toute explication surnaturelle.
  4. Ces phénomènes obéissent à des lois fondamentales qui régissent l’univers et la manière dont les interactions vont se dérouler.

Prenons un exemple pour l’illustrer : la foudre.

  1. La foudre est une décharge soudaine et brutale d’électricité. L’énergie électrique fait partie de la matière dans le sens ou c’est une chose observable, que l’on peut étudier.
  2. La foudre est le fruit d’interactions entre deux couches de charges électriques de signes opposés, séparées par une bande d’air qui isole les deux couches jusqu’à ce que l’énergie soit trop importante et qu’elle se décharge violemment. Il y a donc des interactions entre charges électriques qui expliquent le phénomène.
  3. Ces interactions sont la conséquence d’une série d’autres phénomènes qui les précèdent, par exemple la température, l’humidité, l’altitude, la météo des derniers jours. Pas besoin d’invoquer une explication soudaine et surnaturelle.
  4. Les lois de l’électricité (par exemple la loi de Coulomb qui décrit les interactions entre charges électriques) régissent le déroulement du phénomène.

Précisons donc les choses : alors que le discours scientifique ne fait rien d’autre que proposer une méthode pour comprendre le monde qui nous entoure en testant des hypothèses qui seront expérimentées dans des conditions rigoureuses, le matérialisme philosophique qui en constitue l’arrière-plan idéologique fournit quant à lui une véritable manière d’appréhender le monde qui nous entoure et de lui donner un sens. Mais, pourrait-on objecter, en quoi est-ce que cela nous donne des pistes pour ce qui concerne les questions évoquées plus haut ? Le matérialisme philosophique éclaire-t-il les sujets de société ? L’eugénisme, la place de la femme dans la société, les droits des prisonniers, la politique économique, la justice, tout cela y trouve-t-il des réponses ? Et bien, indirectement, oui. Puisque le matérialisme philosophique fournit un cadre qui exclue l’esprit et les explications surnaturelles, puisqu’il avance que tout n’est que matière et interactions matérielles, puisque toute idée de Dieu ou d’âme n’y trouve aucune pertinence, alors cela influe considérablement sur la manière dont nous allons nous pencher sur ces questions.

Dit de manière simple : le matérialisme philosophique est ce qui permet de dire à ceux qui soutiennent cette position que l’hypothèse « Dieu » n’est pas nécessaire pour expliquer et comprendre le monde. Et c’est là qu’on peut mieux comprendre les liens indéfectibles qu’entretient le matérialisme philosophique avec l’athéisme. Les athées vont en effet un cran plus loin, et affirment que, puisque l’hypothèse « Dieu » n’est pas nécessaire, autant la rejeter. Or, si Dieu n’existe pas, alors c’est aux humains de prendre en main leur destinée et de s’organiser selon des modalités qu’ils auront eux-même choisies.

Cette position semble solide. Résumons-en les fondements :

  • La méthode scientifique est basée sur une approche dont le succès éclatant ces derniers siècles nous oblige à lui porter un grand crédit.
  • Le matérialisme philosophique fournit un cadre qui rend cette méthode intelligible : l’hypothèse de Dieu (ou du surnaturel en général) n’est pas nécessaire puisque l’étude de la matière nous permet de comprendre ce qui nous entoure.
  • L’athéisme en tire les conséquences et affirme que, tant qu’à faire, si l’hypothèse « Dieu » ne nous apporte rien dans la compréhension du monde, autant la rejeter purement et simplement.

Seyyid Hossein Nasr illustre l’impact de ce raisonnement lorsqu’il affirme que :

Depuis que les enfants apprennent […] que l’eau est composée d’oxygène et d’hydrogène, dans de nombreux pays musulmans, ils rentrent à la maison et le soir-même arrêtent de faire leurs prières. Aucun pays du monde islamique n’a été en fait épargné, d’une façon ou d’une autre, par l’impact de l’étude de la science occidentale sur le système idéologique de sa jeunesse…

[Passage traduit par Nidhal Guessoum, Islam et Science, Editions Devry, Paris, 2013, p. 171]

Existe-t-il des raisons de ne pas souscrire à ce raisonnement qui paraît implacable ? Je pense qu’il en existe. Cet article étant déjà bien long, je propose toutefois de remettre à un prochain article la suite de nos réflexions, si Allah nous le permet.