Petit rappel : après s’être posé la question « mais au fait, pourquoi être musulman ? », on en est arrivés à cette autre interrogation : « Et si nous ne faisions que suivre aveuglément le reste du groupe ? » . Nous en avons conclu que, pour tenir compte de ces biais qui peuvent nous obstruer le raisonnement, il faut une certaine dose de scepticisme et ne pas accepter a priori les idées qui nous entourent. C’est le sujet de ce billet de blog.

  • Achats en ligne et « marché cognitif »

Tentons une parabole. Imaginez que vous surfez sur votre site d’achats en ligne favori et que vous comptez y faire l’acquisition de ce magnifique appareil photo qui vous tente depuis si longtemps, et dont le prix s’exhibe en 4 chiffres. Il vous faudra y consentir une année d’économies mais vous êtes convaincus d’en avoir besoin. Quel réflexe (sans mauvais jeu de mot) sera le vôtre ? Sans aucun doute, vous irez consulter scrupuleusement les avis des consommateurs et critiques avisées. Or, dans la mesure où le coût à sacrifier est très important, il est très probable que vous accorderez une attention particulière aux critiques négatives, car vous voulez éviter avant tout l’achat d’un appareil qui vous décevra et ne tiendra pas ses promesses.

Mais quel rapport avec notre sujet ? Et bien nous pouvons faire un parallèle entre cette situation et ce qu’on peut appeler le « marché cognitif et spirituel », à savoir toutes les idées, les dogmes, les idéologies, les religions auxquels nous sommes confrontés dans notre vie et qui promettent tous plus ou moins de sens à l’existence. Si jamais vous vous mettez en quête d’une façon de voir le monde, d’une grille de lecture, qui soit le plus proche possible de la vérité et grâce à laquelle votre vie revêtira du sens, il ne s’agit pas là d’une démarche bénigne, et les coûts à consentir sont potentiellement immenses. Que ce soit en terme de sacrifices dans la vie, de choix de conjoint, de métier, mais aussi en terme de… vie après la mort. En effet, si l’enfer et le paradis existent réellement, ça pèse d’un poids conséquent sur la balance de votre choix.

Et c’est là que le lien devient pertinent : l’attitude consistant à se jeter sur le premier choix d’appareil coûteux parce que c’est en promotion ou parce que le voisin a le même, n’est pas plus responsable que celle d’embrasser les convictions ou religion de ceux qui nous entourent, de la société dans laquelle on évolue, de l’époque que l’on vit. La démarche sera dès lors sensiblement identique : on prêtera une attention soutenue, prudente et sceptique à tout ce qui est proposé sur le marché cognitif et spirituel en essayant de déterminer tout ce qui est faux et illusoire, pour mieux l’exclure. Procéder par élimination, en quelque sorte.

  • Mais pourquoi cette démarche sceptique, au fond ?

Après tout, pourquoi ne pas juste vivre et essayer de tirer son épingle du jeu sans avoir à opérer des choix difficiles ? C’est une question fondamentale et, comme on l’a vu, poser ce genre de questions essentielles nous amène à nous en poser encore plus. Si on ne peut pas la traiter en trois coups de cuillère à pot, on peut tout de même aiguiller vers quelques éléments de réponse :

  1. Comme évoqué plus haut, la question de la vie, de la mort, de l’existence divine, de l’enfer ou du paradis, sont si graves et leurs conséquences potentielles si lourdes qu’il est plutôt de bon sens de s’attarder sur le sujet et faire le tri.
  2. Il est dans la nature humaine de se poser des questions sur ce qui nous entoure et sur le sens de la vie. Mettre en retrait ces interrogations pour ne se consacrer qu’aux aspects matériels de l’existence sont les ingrédients par excellence du « désenchantement du monde » (concept sur lequel on reviendra si Allah nous le permet) qui est un des principaux maux aujourd’hui. Chercher le bonheur en éludant les questions existentielles n’a pas tellement l’air d’apporter plus de bonheur.
  3. Ne pas faire de choix est en réalité faire un choix par défaut. En effet, nous sommes de véritables « éponges » sociales et culturelles et, si nous ne sommes pas acteurs des questions qui orientent nos vies, alors nous serons des résultats passifs des influences socio-culturelles qui détermineront en grande partie notre existence.
  • Comment suivre cette démarche sceptique ?

Il n’y a pas de recette miracle, pas de voie royale à suivre. C’est un processus continuel qui doit être nourri par une réflexion aiguisée et rigoureuse. S’il y a un élément qui peut en être le moteur, c’est sans doute le suivant : connaître les lois et les règles de l’esprit humain et des sociétés, comprendre qui nous sommes et comment nous pensons en définitive, afin de guider la démarche sceptique et éviter les écueils dans lesquels on tombe si facilement. Illustrons par plusieurs exemples :

  1. Le biais endogroupe, comme expliqué dans le le billet précédent, doit nous pousser à nous méfier de notre tendance à exprimer de la loyauté aveugle envers notre groupe et à rejeter trop facilement d’autres façons de vivre et de penser. Comme il a déjà été traité, on ne s’attardera pas dessus.
  2. Un autre biais, extrêmement puissant et auquel il faut donc faire particulièrement attention, est le biais de confirmation. Bien établi par des dizaines d’études dans des champs divers, ce biais est celui qui nous pousse à sélectionner uniquement les éléments qui vont en faveur de nos préjugés, nos croyances, nos stéréotypes, et à écarter ce qui les contredit. Il est d’autant plus pernicieux qu’il opère de manière inconsciente. Prenons un exemple simple : une personne qui est convaincue que les femmes sont de mauvaises conductrices retiendra chaque incident de circulation qui implique une femme, tout en écartant chaque cas qui contrarie ce préjugé (les cas où des hommes conduisent mal ou les cas où des femmes conduisent bien). Ce biais est si fort qu’il est presque impossible de faire entendre raison, même en présentant les statistiques qui démontrent, en l’occurrence, la fausseté du préjugé pris dans notre exemple.
  3. La « dépendance au sentier » (path dependance en anglais) est un concept utilisé en sciences sociales particulièrement frappant. Représentez-vous une belle pelouse verte. Si, pour rejoindre un point B à partir d’un point A, on traverse souvent cette pelouse au même endroit, un sentier va se créer. Toutes les personnes qui viendront ensuite emprunteront ce sentier sans même se poser la question de l’alternative. Et ce, même si le point B devient un point C un peu plus éloigné, autrement dit, même s’il devient de moins en moins intéressant d’emprunter ce sentier. Les traditions, les us et coutumes, les institutions sociales et politiques suivent un peu ce schéma, et il n’est pas difficile de trouver des exemples de sociétés qui suivent un modèle dépassé, obsolète, faux, juste par le fait qu’il est plus simple de suivre ce qui existe déjà.
  4. Le point précédent nous mène à un autre concept de sociologie : la normalisation. Concept que l’on retrouve notamment chez Michel Foucault, la normalisation est en quelques sorte l’internalisation de règles, de codes, de manière d’être et de vivre, chez les membres d’un groupe ou d’une société. Cette internalisation est telle que ces règles n’apparaissent plus comme des règles : elles sont normales. Cela peut aller du style vestimentaire aux pratiques sexuelles, hygiéniques ou alimentaires, en passant par la manière de se tenir ou de parler. Ce principe est d’autant plus délicat que, pour se rendre compte du caractère construit des normes qui nous entourent et qu’on a intégrées depuis tout petit, il faut prendre du recul et questionner toutes nos pratiques, ce qui est loin d’être évident.
  5. Les rumeurs et fausses informations : que d’études en psychologie et sociologie le démontrent, il est extrêmement aisé de faire circuler une information fausse ou infondée. A l’heure des réseaux sociaux, ce qu’on appelle « fake news » n’est en fait pas un phénomène nouveau. C’est plutôt la facilité de circulation et l’abondance de canaux de communication qui ont aiguisé ce problème. Etudier la manière dont les fausses informations sont créées, diffusées, crues, est un excellent moyen d’exercer son esprit critique, et d’autant plus important qu’il n’est pas nécessaire  de vouloir mentir pour que les mensonges circulent tout de même :

« Ô vous qui croyez ! Si un homme pervers vous apporte une nouvelle, vérifiez-en la teneur, de crainte de faire du tort à des innocents, par ignorance, et d’en éprouver ensuite des remords » (S49.V6)

D’après Abu Hurayra (qu’Allah l’agrée), le Prophète (que la prière d’Allah et Son salut soient sur lui) a dit: « Il suffit à une personne, pour mentir, de transmettre tout ce qu’elle entend ». (Rapporté par Muslim)

Arrêtons ici cette liste non-exhaustive, que nous essayerons de développer et illustrer à travers d’autres publications à l’avenir. Rappelons-en l’objectif : appuyer une démarche sceptique sur une connaissance de l’humain, des règles qui régissent son esprit et la vie en société, afin de se prémunir contre les fausses doctrines, idéologies, crédos, etc., qui pullulent sur ce « marché cognitif et spirituel ».

Voilà quelques éléments lancés en vrac en faveur du développement de l’esprit critique. Nous avançons donc petit à petit depuis que nous avons lancé cette fameuse interrogation : « Pourquoi sommes-nous musulmans ? ».  A ce stade, nous devons nous poser la question suivante : en quoi cette démarche s’applique au musulman et à l’islam ? Ecarter les fausses doctrines, c’est bien. Mais comment trouver la bonne doctrine, et sur base de quelles preuves ?

C’est, si Allah nous le permet, l’objet du prochain billet de blog.