La cohérence du matérialisme

Dans l’article précédent, on a pu mettre en évidence le rôle fondamental qu’a joué la méthode scientifique durant les derniers siècles. Cette méthode, d’une efficacité redoutable, a permis d’établir des lois et de construire des théories qui tirent leur force des avancées technologiques qu’elles ont permises mais aussi, plus fondamentalement, de leur pouvoir de prédiction (c’est-à-dire la capacité à prévoir le résultats d’expériences ou de phénomènes grâce aux lois scientifiques).

Ces révolutions et les modernisations qu’elles ont accomplies ont favorisé l’émergence d’une manière de voir le monde, d’une grille de lecture, qu’on peut qualifier de matérialisme philosophique et que nous avions résumé de cette manière :

  1. Tout ce que l’on peut étudier dans l’univers qui nous entoure est fait de matière, c’est-à-dire de choses observables, mesurables, quantifiables.
  2. Tous les phénomènes qui se passent dans l’univers sont le fruits d’interactions matérielles.
  3. Toutes les interactions matérielles sont la conséquence de phénomènes matériels qui les précèdent (causes et effets), ce qui exclue toute explication surnaturelle.
  4. Ces phénomènes obéissent à des lois fondamentales qui régissent l’univers et la manière dont les interactions vont se dérouler.

Puisque les phénomènes et les objets qu’on étudie obéissent à (1°) des lois déterminés/déterminables, lois qui elles-mêmes mettent en évidence (2°) le principe de cause à effet, il n’est nul besoin d’invoquer un quelconque principe surnaturel ou extraordinaire. Que l’on parle d’une maladie, d’un évènement climatique, du fonctionnement d’un levier, de l’orbite des planètes, de l’énergie nucléaire, la méthode scientifique est suffisante pour les décrire, les comprendre, les expliquer.

Si, d’une part, l’hypothèse « Dieu » revient à invoquer un phénomène surnaturel, si d’autre part les phénomènes qu’on imputait à « Dieu » (la foudre, les épidémies, les éclipses, etc.) ont perdu de leur aura mystérieuse au fur et à mesure de la compréhension scientifique de ces phénomènes, alors le matérialisme philosophique semble assez cohérent lorsqu’il pose la question de la pertinence même de l’hypothèse « Dieu ». L’athéisme en poursuit la logique et conclut d’emblée : Dieu n’existe pas. L’histoire semble leur donner raison. A chaque fois qu’un mystère était résolu par un raisonnement scientifique, les croyants de tous bords n’hésitaient pas à pointer un autre phénomène encore inexpliqué, tenant là la preuve que, malgré tout, le surnaturel existe et donc, par ricochet, Dieu aussi. Jusqu’à ce que ce phénomène à son tour trouve une explication et ainsi de suite.

Admettons. Admettons pour l’exercice que cette façon de voir le monde est la plus sensée, et examinons les conséquences logiques de cette dernière, à travers ses deux piliers cruciaux : le principe de cause à effet et les lois scientifiques.

Un effet sans cause ?

Le pouvoir de prédiction de la méthode scientifique repose sur le fait que, en principe, à chaque effet précis, on peut imputer une cause ou un ensemble de causes qui l’explique. Par conséquent, quand par exemple on lâche un objet d’une masse déterminée à une hauteur déterminée, on sait précisément où et quand il va atterrir, s’il va rebondir, l’énergie cinétique dégagée, etc., car on connaît les lois élémentaires du mouvement qui dictent la façon dont agit et réagit la matière. Tout phénomène, même celui qui paraissait auparavant inexpliqué, est la conséquence d’au moins un phénomène qui le précède.

A la lumière de ces éléments, les phénomènes qui se soustraient au pouvoir prédictif des scientifiques n’y échappent pas par principe, mais à cause d’une grande complexité. On peut citer comme exemple : la prédiction du climat à long terme, les neurosciences et la psychologie, l’étude des sociétés humaines, de l’économie et la finance, ou de tout autre phénomène « chaotique » qui mobilise un nombre immense de paramètres impossibles à connaître entièrement. Si on connaissait tous les paramètres en jeu et les lois qui les régissent, alors on pourrait tout autant imputer et prédire tels effets à telles causes.

En bref, et si on écarte quelques considérations plus subtiles sur lesquelles on ne va pas s’attarder ici mais qui ne remettent pas en cause l’argumentation (comme la physique quantique ou les questions liées à la perception et la conscience), le monde autour de nous est fait d’objets qui se meuvent dans un immense univers et obéissent à des lois qui éclairent aux yeux de l’observateur les raisons des phénomènes qui touchent ces objets. Mais… qu’en est-il de l’univers lui-même ?

C’est là une question épineuse et dont les réponses peuvent bouleverser notre façon de concevoir le monde. Même pour le jeune Einstein, cette question restait une énigme, et on concevait à l’époque l’univers comme fixe, stable, immuable, a-historique, comme s’il avait toujours existé et existerait toujours. Cette explication n’était pas satisfaisante mais, faute de mieux, il fallait s’en contenter. A partir des travaux d’un physicien belge, George Lemaître, puis d’innombrables contributions et observations qui ont pris le relai, l’univers a lui-même pu être constitué comme objet physique. Il évolue, se dilate, se refroidit et on peut « remonter le temps » pour comprendre son origine, à un moment où il était très petit et immensément chaud… juste après le fameux Big Bang. Encore une victoire pour le matérialisme : l’univers lui même est gouverné par les lois scientifiques !

On peut donc lui appliquer le principe de cause et effet. Même si on ne comprend pas tout, on peut déterminer à quelle vitesse il s’est dilaté, pourquoi il se refroidit, quelle est l’évolution probable, prédire avec succès certains phénomènes. C’est là qu’intervient évidemment une question qui a fait beaucoup couler d’encre : qu’est-ce qui est la cause du Big Bang ? Plus fondamentalement, qu’est-ce qui est la cause de l’univers lui-même, de la présence de quelque chose plutôt que du néant, ce néant qu’on ne pourrait même pas définir tant il échappe, par essence, à toute possibilité de l’appréhender ? C’est loin d’être une question anodine. Il y a bien des tentatives d’y répondre :

  • Le temps a émergé en même temps que le Big Bang et donc il n’y aurait aucun sens à parler d’une cause préexistante. Du coup, évoquer un moment « avant » le Big Bang n’aurait pas plus de sens que d’essayer de déterminer le « nord » du pôle Nord.
  • L’univers subit un cycle de Big Bangs et de Big Crunches, explosant, se dilatant puis mourant pour entamer un nouveau cycle.

Il y en a d’autres, mais ils peuvent peu ou prou tomber dans une des explications suivantes : soit la nature du temps est telle que ça n’a pas de sens de parler d’un « avant » le Big Bang, et donc la question de la cause n’est pas pertinente. Soit l’univers existe de tout temps, se formant, se reformant, en se déclinant peut-être en un nombre immense d’univers différents (hypothèse du multivers). Il n’en reste pas moins que l’on se retrouve face à un paradoxe fondamental : lorsqu’on essaye d’appliquer le matérialisme philosophique à l’histoire de l’univers, on se retrouve face à des explications qui exclue… toute cause matérielle. Soit l’univers émerge sans raison, soit il existe de lui-même de toute éternité. Ce mystère semble s’épaissir encore plus lorsqu’on interroge le statut des lois scientifiques elles-mêmes.

Quel statut pour les lois ?

Dans certaines conditions de température et de pression, deux atomes d’hydrogène (l’hydrogène est l’atome élémentaire, le premier du tableau périodique des éléments) s’assemblent pour former un autre atome : l’hélium (le deuxième atome du tableau périodique). C’est une loi fondamentale de la physique nucléaire, et ces réactions physiques ont eu lieu très tôt dans l’histoire de l’univers. Une question naïve qu’on peut poser est la suivante : comment les atomes d’hydrogènes « savent » ce qu’ils doivent faire, comment le faire et avec quel résultat ?

Posée de manière plus sérieuse : comment la loi s’articule-t-elle avec le phénomène qu’elle régit ? La méthode scientifique se base sur le fait que les lois physiques sont atemporelles : elles sont toujours invariantes dans le temps et l’espace. C’est une démarche plutôt pertinente puisque l’étude, sur base des lois physiques que l’on connaît aujourd’hui, de vestiges de l’univers (très vieilles galaxies ou rayonnements fossiles) a donné des résultats solides. Mais d’où viennent-elles, ces lois ? Cette invariance laisse presque à penser qu’elles sont des Idées au sens de Platon, c’est-à-dire qu’elles seraient issues d’un monde idéel, pur, où seule réside l’essence même de toutes choses. Pas très convaincant, comme approche…

La plupart des scientifiques s’accordent sur le fait que les lois scientifiques n’ont jamais bougé, elles sont fixées dans une sorte de « marbre cosmologique ». Cependant, si on essaie d’expliquer cette invariance, on se retrouve face une alternative qui ne résout pas grand chose. Cette alternative entre deux approches tout autant problématiques est décrite par le physicien et philosophe des sciences Etienne Klein :

[…] si l’univers est bel et bien apparu, ses lois physiques étaient-elles déterminées avant sa création ? Si la question à cette réponse est positive, pourquoi ne pas dire que les lois physiques ont constitué le berceau de l’univers ? Si elle est négative, une autre question se pose : comment l’univers est-il parvenu à « fabriquer » les lois physiques qui déterminent sa propre évolution et celle de la matière […] qu’il contient ?

[…]

Quelle relation le monde empirique entretient-il avec son arsenal législatif ? Lequel précède l’autre ? Qui est l’oeuf ? Qui est la poule ?

Etienne KLEIN, Discours sur l’origine de l’univers, Flammarion, 2010, pp. 141-143

Certains pourraient objecter qu’il n’y a pas de raison valable d’affirmer que les lois ne changent pas. Peut-être évoluent-elles, de manière imperceptible par exemple, en s’adaptant aux univers qu’elles régissent. Il y aurait alors un phénomène de co-évolution entre l’univers et les lois. Mais, comme le souligne d’ailleurs Etienne Klein également, se poserait alors la question de la loi qui régit… l’évolution des lois.

Le matérialisme contre lui-même

Certes, le matérialisme philosophique est très solide. Nous l’avons dit et répété, à travers des exemples concrets, son succès à expliquer et comprendre le monde qui nous entoure est indéniable. Cependant, c’est lorsqu’on essaie de pousser sa logique jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la question de l’origine-même de l’univers et des lois, que l’on se rend compte qu’on aboutit à des explications excluant les bases du matérialisme.

  • Si l’univers est la conséquence de l’évolution d’un univers antérieur, le principe de cause à effet est sauvegardé, mais on ne fait que déplacer le problème, ce qui nous mène à une régression infinie : un univers qui existe de toute éternité, éliminant toute possibilité de cause première.
  • Ou alors l’univers émerge, de lui-même, dans un Big Bang spontané et auto-généré, ce qui par définition exclue toute possibilité d’une cause entraînant un effet.
  • Quant aux lois scientifiques, si elles sont invariantes, immuables, on tombe dans le problème de l’oeuf et de la poule : que faisaient ces lois avant qu’il y ait des phénomènes à régir ? Et si les phénomènes ont eux-même engendré les lois qui les encadrent, quelle loi a régi l’engendrement ?
  • Si au contraire ces lois sont évolutives, adaptatives, on peut se demander quelle « métaloi », pour reprendre l’expression de Klein, régit ces évolutions ?

On se retrouve la plupart du temps face à deux situations : (1°) des problème de régression à l’infini (on explique l’étape précédente mais alors on déplace le problème), ou (2°) des problèmes de genèse spontanée (ça existe, mais sans cause première). Ces deux situations sont critiques puisqu’elles sont le résultat d’une étude « matérialiste » de ces questions mais qu’elles semblent, finalement, en saper les fondements…

Et l’hypothèse « Dieu » ?

A ce stade-ci de la réflexion, peut-on raisonnablement se tourner vers une explication qui se détourne du matérialisme philosophique et de la méthode scientifique ? Il y a deux bémols à cela :

  • Tout d’abord, les arguments qu’on a discutés dans cet article s’inscrivent dans une histoire et soulèvent des objections, sur lesquelles il conviendrait de se pencher avant de tenter de voir plus loin.
  • En toute rigueur, le fait de ne pas trouver d’explication satisfaisante sur une « cause première » de l’origine de l’univers et des lois qui régissent ce dernier n’est, en soi, pas un argument décisif en faveur de l’hypothèse du Dieu volontaire, omniscient, etc.

Mais cet article étant déjà suffisamment long, nous laisserons ces interrogations pour de prochaines publications.