Qu’est-ce qui guide nos opinions ? Nos prises de position ? Quelles motivations nous amènent à descendre dans l’arène des débats publics, des polémiques et des désaccords pour exprimer ce qu’on pense, ce qu’on croit, ce qui nous convainc ou ce qu’on rejette ? À l’ère des réseaux sociaux, se poser ces questions revêt un caractère urgent.

Mettons-nous d’emblée d’accord sur un constat : l’émergence des réseaux sociaux a atteint une telle ampleur que, désormais, presque chacun d’entre nous détient une porte d’entrée vers le monde merveilleux des discussions et débats en ligne. Il n’y a pas si longtemps, il fallait tenir un blog ou s’inscrire sur un forum pour avoir l’occasion de partager au monde nos humeurs ou opinions. Avant cela, c’était carrément une poignée de privilégiés : penseurs, écrivains, artistes, politiques ou journalistes, qui jouissaient d’un réseau permettant de diffuser leurs idées. Aujourd’hui, ce n’est plus l’apanage de quelques uns. Ceux qui restent en retrait sont minoritaires.

Ça n’est pas une chose mauvaise en soi, mais il faut s’arrêter quelques instants pour réfléchir aux conséquences de ce fait social nouveau.

En effet, il est évident que cette situation rebat les cartes. Le cercle familial, amical, professionnel, qui était l’espace réservé de nos débats naguère, ce cercle s’est considérablement étendu et on peut aujourd’hui, virtuellement en tout cas, toucher des milliers de personnes lorsqu’on poste un statut, un commentaire ou une image.

Ce n’est pas anodin. En particulier, les musulmans sont tenus responsables de ce qu’ils disent, écrivent, sous-entendent et même jusqu’aux informations qu’ils se contentent de relayer. Dans la mesure où nos propos, nos écrits et nos partages peuvent toucher énormément de monde en une fois, la responsabilité qui se pose sur nous est autant décuplée.

Par exemple, les rumeurs que l’on relaye, qui ont un impact sur l’opinion de notre entourage, qui peuvent entraîner des personnes à croire ceci ou faire cela, ces rumeurs engagent notre responsabilité. Dans les cas extrêmes, par exemple ce qui se passe en Inde, des rumeurs relayées (et souvent complètement fausses) entraînent la mort de pauvres victimes innocentes. Mais faut-il aller si loin pour voir de tels drames se produire ? Plus proche de nous, en Algérie, un homme a été lynché et son corps brûlé suite à de fausses rumeurs l’accusant d’incendie volontaire. Plus proche encore ? Dans la région parisienne, ce sont des camps rroms qui ont été ciblés par des jeunes, convaincus d’y trouver des hommes coupables de rapt d’enfants, encore une fois à cause de fausses nouvelles relayées sur les réseaux sociaux.

Vous connaissez sans doute le hadith dans lequel le Prophète Muhammad ﷺ nous dit, dans le recueil de Muslim :

Il suffit, pour dire un mensonge, de relayer tout ce que l’on entend

Nous le connaissons tous, n’est-ce pas ? Ces paroles sont pétries de sagesse et nous sommes bien entendu d’accord sur leur bien-fondé. Et pourtant, combien de fois n’avons-nous pas reçu ces sempiternels transferts de vidéos, vocaux et autres messages, par exemple sur WhatsApp, véhiculant des idées fausses ? Et combien de fois la personne à l’origine de ce transfert, questionnée sur le caractère peu sérieux de ces informations, se réfugie derrière ces termes : « Je ne fais que partager ». Visiblement, si la théorie est connue, la pratique peine à suivre.

Cet article n’a pas pour objectif de rentrer dans un moralisme creux, du type « rien ne va, tout est pourri, honte à nous ». Non. L’objectif est de partir d’un constat (l’émergence des réseaux sociaux nous permet à tous de nous exprimer à des échelles jamais égalées), pour souligner un problème (notre responsabilité est décuplée lorsque nous relayons des informations erronées ou trompeuses) et aller vers des solutions.

Quelles sont ces solutions ?

1° C’est évident (enfin, pas tant que ça, visiblement…) : lorsque nous sommes confrontés à une information dont nous ne sommes pas sûrs, suspendre notre jugement. C’est-à-dire : ne pas se faire une opinion sans prendre le temps de vérifier, méditer, comprendre les tenants et aboutissants de cette information. Suspendre notre jugement signifie, à plus forte raison, suspendre toute initiative visant à partager cette information tous azimuts et sans précaution.

2° Augmenter nos compétences en lecture critique des médias. Ceci paraît d’une banalité affligeante et pourtant, je vous assure, c’est plus compliqué qu’il n’y paraît. Dans le chef de beaucoup d’entre nous, la lecture critique des médias se construit selon la logique suivante : les médias mainstream sont les médias du pouvoir, or les pouvoirs sont corrompus et mentent, donc je rejette ce qu’ils disent. Par symétrie, les médias dissidents s’opposent aux pouvoirs, donc ils les dérangent, donc ils disent la vérité, et je reprends leurs informations. Cette logique binaire est commode. Elle dispense de l’exercice lent, compliqué, parfois ennuyeux, de la lecture, le recoupement des sources, le développement d’une expertise sur la question considérée (l’économie, la géopolitique, l’histoire, la médecine, etc.). Elle permet de se faire une opinion rapide et d’occuper un camp : celui de la vérité contre le mensonge, des dominés contre les dominants. Or, qui ne veut pas être de ce camp ?

Augmenter nos compétences en lecture critique des médias implique de lire les médias de divers courants, traditionnels ou dissidents, analyser les arguments, être au courant des événements, se renseigner sur les courants idéologiques mobilisés, tout autant de compétences qui prennent du temps et qui, au fil de leur développement, nous amène à reconsidérer les choses comment étant plus complexes, plus nuancées que nos opinions construites a priori.

3° Développer une expertise sur un champ de la connaissance. En effet, si chacun de nous développons des compétences sur un domaine, aussi restreint soit-il, cela bénéficie à la communauté toute entière, et cela à double titre. D’abord, parce que cela permet d’avoir des référents, des personnes qui savent, qui sont expertes, qui pourront mettre au service des autres leurs compétences, aiguiller les choix, éclairer les polémiques. Ensuite, parce que si chacun de nous est expert dans un domaine, cela permet de comprendre à quel point, lorsqu’on approfondit une thématique, notre vision des choses s’enrichit et notre humilité également. Cette attitude nous pousse, généralement, à rester plus prudents dans des domaines qu’on connaît moins.

4° Comprendre comment se construit un consensus, dans un domaine donné, et comment l’identifier. Par exemple, dans le champ scientifique, les idées n’ont pas toutes la même valeur. Une hypothèse soutenue par plusieurs chercheurs de plusieurs époques et pays différents, relue et répliquée mainte fois, à plus de valeur qu’une hypothèse soulevée par une personne brillante mais seule à la soutenir. En cherchant à comprendre et identifier les consensus, on se retrouve dans une situation privilégiée puisque l’on peut alors se forger une opinion éclairée même dans des domaines que l’on connaît très peu. C’était d’ailleurs le sujet d’un épisode des Podcasts du Criterium, que vous pouvez écouter ici par exemple :

Voilà autant de conseils assez élémentaires mais qui, appliqués sérieusement, contribueraient sensiblement à l’amélioration de la situation. Ce n’est certainement pas suffisant, il convient de les compléter et de les illustrer. On y reviendra dans de prochains billets de blog, in sha Allah.