Le bien et le mal existent-ils réellement ? Tuer un bébé ou torturer un innocent, est-ce intrinsèquement mal ? Donner à manger à un démuni, est-ce intrinsèquement bon ?

Mais d’abord, comment en est-on arrivés à ces questions ?

Résumé (très) succinct : en étudiant la question de l’origine de l’univers et de toutes choses, il apparaît assez vite que la méthode matérialiste/scientifique, qu’on a privilégiée vu ses succès et résultats, ne fournit pas de réponses adéquates et, pire, qu’en utilisant certains de ses présupposés, on arrive à des contradictions fondamentales. Mais on bute également sur de gros obstacles logiques lorsqu’on étudie la question de la liberté et du libre-arbitre. En très bref : si on adopte les thèses du matérialisme, alors 1° l’univers doit avoir été créé par une entité créatrice elle-même incréée et 2° le libre-existe est inexistant. Le premier point nous amène donc à postuler, indépendamment de toute autre considération, l’existence d’une entité créatrice, et le deuxième nous permet d’établir que, s’il existe une chose telle que le libre-arbitre, c’est une preuve supplémentaire de l’existence d’une entité qui existe en dehors des lois de causalité. En quelques mots : il doit exister une entité créatrice, législatrice, éternelle, douée de volonté et de liberté absolues, et il peut exister des êtres vivants libres si cette entité créatrice a décidé de les doter de cette qualité.

Mais qu’est ce que cela nous dit sur la nature profonde d’une telle hypothèse « Dieu » ? En quoi cela infirme ou confirme cette vision abrahamique d’un Dieu bon, qui veut le bien, condamne le mal et récompense ou punit en fonction de ces critères ? A ce stade, difficile de répondre. Cela nous permet toutefois de nous intéresser à la question très épineuse du bien et du mal, qu’on aborde notamment en philosophie morale. Suivons la méthodologie qu’on s’est fixée depuis le début de cette série d’articles, méthodologie qu’on peut rappeler ici : dans la mesure où le matérialisme, basée sur la méthode scientifique, donne depuis des siècles beaucoup de gages de sérieux et de rigueur, essayons d’en embrasser les fondements pour étudier les grandes questions existentielles et observer quelles réponses s’en dégagent.

La morale et la science

Depuis des siècles, la difficile question du bien et du mal agite les discussions religieuses et philosophiques. Certaines expériences de pensée, issues de ces discussions, se sont imposées comme des classiques. Le dilemme du tramway est probablement le plus célèbre d’entre eux. En voici une variante : imaginez qu’un train roule, mais qu’un groupe de cinq ouvriers travaillant sur la voie n’a pas remarqué que ce train arrive à toute allure et qu’il n’aura pas le temps de freiner. Les ouvriers mourront donc tous à coup sûr. Imaginez que, heureusement, il y a une bifurcation de voie qui se trouve juste avant le groupe d’ouvriers, ce qui permettrait de les sauver si on actionne à temps l’aiguillage. Malheureusement, il faut également considérer ces deux éléments : d’abord, sur cette voie de secours, il y a un ouvrier qui y travaille seule et qui mourra si le train bifurque ; ensuite, que c’est vous qui êtes à côté de la manivelle qui commande l’aiguillage et que la décision se trouve entièrement sous votre responsabilité. Autrement dit : soit vous n’actionnez pas la manivelle, et cinq ouvriers meurent, soit vous l’actionnez et vous les sauvez, mais l’ouvrier qui est seul sur l’autre voie meurt…

Que faites-vous ?

trolley problem

De telles expériences de pensée, il en existe des dizaines, autant stimulantes intellectuellement que frustrantes. On ne va pas s’attarder ici sur les différentes manières d’aborder ce problème et les réponses qui en découlent, mais plutôt sur un fait intéressant : il semblerait que, lors des sondages et questionnaires adressés à de larges groupes d’individus (et en adaptant le contexte pour que le problème soit pertinent dans tous les contextes sociaux et culturels), les réponses soient en moyenne très semblables, même au sein de peuples qui vivent loin de toute influence occidentale. C’est très vrai en tout cas pour certains cas basiques (« Imaginez qu’un enfant se noie dans la rivière. Si vous allez le sauver vous gâchez irrémédiablement vos vêtements, si vous ne faites rien l’enfant meurt mais vos vêtements restent intacts » : cas qui recueille presque 100% en faveur de la première proposition, et heureusement d’ailleurs) et cela peut varier si les questions deviennent beaucoup plus complexes.

Quoi qu’il en soit, ces sondages semblent démontrer un fait crucial : il existe un certain consensus parmi les humains sur l’existence d’un bien, qu’il conviendrait de suivre, et l’existence d’un mal, qu’il conviendrait de rejeter. Comment expliquer ce consensus ? Le bien et le mal existent-ils donc objectivement ? La méthode scientifique nous donne-t-elle des réponse satisfaisantes ? Est-ce fondamentalement, essentiellement, scientifiquement mal, par exemple, de… tuer un bébé ?

Beaucoup de travaux, notamment en biologie et en psychologie, ont tenté d’apporter des éléments de réponse. La plupart du temps, l’explication d’un tel consensus repose, selon eux, sur la théorie de l’évolution. Les êtres humains sont également l’objet des pressions sélectives dues à l’évolution et ces dernières ont favorisé une certaine forme d’altruisme parmi les humains. Autrement dit, la sélection naturelle est telle qu’elle a favorisé des comportements tels que l’empathie, l’entraide, la solidarité, ce qui signifie que les humains qui ne développaient pas ces comportements n’ont pas survécu à travers les âges. Attention, ces travaux ne disent pas que les humains ne sont pas capables d’égoïsme et d’injustice. Ce qu’ils essayent d’expliquer c’est ce sentiment instinctif qu’ont les humains qu’il existe un bien et un mal et le fait qu’ils arrivent à déterminer quels comportements sont généralement bons et lesquels sont mauvais.

D’autres travaux, qui sont souvent complémentaires à ceux qu’on vient d’évoquer, mettent l’accent sur le fait que l’humain est un animal « culturel » et « social », et que par conséquent il se conforme fortement aux normes et usages de la société environnante. En d’autres termes, il y a des raisons biologiques mais également sociales et culturelles qui se combinent pour expliquer pourquoi les êtres humains sont si unanimes à reconnaître l’existence du bien et du mal. Diverses expériences et travaux en psychologie sociale et en sociologie semblent appuyer ces thèses.

La morale et la religion

Les biologistes, psychologiques et sociologues matérialistes mettent donc l’accent sur des dynamiques variées mais qui, ensemble, semblent expliquer avec cohérence et pertinence l’existence du bien et du mal. Par ailleurs, des philosophes spécialisés en question morales et éthiques se sont attaquées aux prétentions des religions à expliquer le bien et le mal, notamment en soulevant ce qui seraient des incohérences :

  • Le fait qu’il existe des athées qui se comportent d’une manière que la plupart des humains qualifieraient de « bonne » (par exemple, un homme qui dédie sa vie à aider les démunis et les malades) et qu’il existe des croyants qui se comportent de manière « mauvaise ».
  • Si un croyant agit de manière « bonne » parce que son Dieu le lui commande, alors il agit uniquement parce qu’il rechercher l’agrément de Dieu et pour éviter le châtiment. Ce comportement intéressé semble contredire l’idée même de « l’agir bien ». Le fait qu’un athée se comporte bien, par contre, est plus fidèle à cette idée, puisque lui ne cherche pas l’agrément d’un Dieu et pose donc des actions « pures ».
  • De plus, si c’est Dieu qui commande le bien et le mal, alors lequel choisir ? Il y a tant de religions et croyances que cela ne résout pas vraiment le problème.

Le matérialisme, autant sur le terrain strictement scientifique que philosophique, semble expliquer de manière satisfaisante à la fois l’existence du couple bien/mal que l’incohérence d’une origine divine de ce couple bien/mal. Le problème devient toutefois plus épineux si on essaie de déterminer si le bon et le mal existent objectivement.

Bien versus mal : existent-ils objectivement ?

Que signifierait une existence objective du bien et du mal ? Tout simplement que leur existence ne dépendrait ni de l’opinion ni des sentiments des humains, pas plus qu’elle ne pourrait dépendre d’un rapport de force quelconque entre idéologies et croyances politiques, sociales, culturelles. Si des valeurs morales dépendent de ce que la société édicte ou du courant majoritaire, alors ces valeurs ne sont pas objectives, mais relatives. Dit en d’autres termes, pour être objectives, il faudrait que les valeurs morales soient transcendantales (externes et indépendantes des humains) et pas immanentes (internes et dépendant des humains).

Par conséquent, si les travaux de sociologie qu’on évoquait plus haut sont en mesure d’étudier les valeurs morales que portent une société, les dynamiques qui expliquent leur succès ou leurs évolutions, ils ne parviennent pas en revanche à établir de valeurs objectives, qui seraient vraies en dehors de l’existence même des sociétés étudiées.

On pourrait rétorquer que les sciences sociales, politiques, historiques etc., ne sont pas des sciences exactes et que leur rôle n’est donc pas d’établir des vérités axiomatiques mais uniquement d’expliquer/comprendre la société des humains. La biologie et la psychologie, notamment leurs versants évolutionnistes, basées sur la rigueur de l’expérimentation scientifique, parviennent-elles pour autant à établir de telles vérités axiomatiques sur le bien et le mal ? Après tout, les pressions sélectives sont des vérités scientifiques qui sont externes aux humains et qui peuvent expliquer plus fondamentalement leurs attitudes et leurs valeurs morales. Cela pose toutefois plusieurs problèmes majeurs :

  • La sélection naturelle dans la théorie de l’évolution est, comme toutes lois scientifiques, amorale : elle n’est ni morale, ni immorale, elle existe seulement et, pas plus que la loi de l’attraction terrestre, elle n’est bonne ou mauvaise. On voit donc mal comment elle pourrait fournir des bases pour l’existence objective des valeurs morales. Aussi dérangeante puisse être cette idée, la science est désarmée face à la question : « est-il mal de torturer un être innocent ? », non qu’elle soit déficiente, mais tout simplement parce que les questions éthiques et morales ne rentrent pas dans son champ d’application.
  • Mettons que la sélection naturelle fournisse réellement cette base : qu’en est-il des autres animaux et espèces vivantes sur terres ? Agissent-elles également en vertu de règles morales ? Existe-t-il des comportements bons et mauvais chez le lézard ou la mante religieuse ? Sont-ils responsables de leurs actes ? Et si ça n’est pas le cas, comment expliquer que seuls les humains auraient la capacité de connaître les valeurs morales et de les appliquer ?
  • La sélection naturelle est une loi qui favorise les caractéristiques qui permettent à un individu (ou un gène, ou une population d’individus, selon les divers courants évolutionnistes) de se reproduire. Or, il existe énormément de telles caractéristiques, et prétendre qu’elles sont la base pour l’existence de valeurs morales nous mène à un grave écueil. Par exemple, en psychologie évolutionniste, le viol peut-être compris comme une stratégie évolutive efficace : un homme use de la force physique pour disséminer ses gènes sans devoir forcément subir les coûts de l’éducation des enfants. Ce qui existe autant chez les animaux que chez les humains. S’il existe des caractéristiques évolutives qui mènent à des comportements que tout le monde s’accorde à décrire comme mauvais, alors la sélection naturelle ne peut pas être invoquée pour affirmer le caractère objectif des valeurs morales.
  • Les évolutionnistes (autant psychologues que biologistes) affirment être en mesure d’expliquer, grâce à la théorie de l’évolution, la tendance des humains à croire en des forces surpuissantes, divinités et autres idées extraordinaires : cela rend-elle pour autant ces dernières objectivement vraies ? On le voit, les théories évolutionnistes peuvent expliquer pourquoi les humains se comportent ou croient de telle ou telle manière, sans pour autant que ces comportements soient validés comme existant réellement.

La méthode scientifique ne permet pas d’établir l’existence de valeurs morales qui seraient, à l’instar de la loi de la gravité ou de la vitesse de la lumière, vraies indépendamment des humains. Ce que peuvent faire les études sociologiques, psychologiques, biologiques, c’est à la rigueur expliquer le sentiment que ressentent les humains face à des situations ou des comportements et l’organisation sociale de valeurs morales, mais sans pouvoir établir l’existence objective et indépendante de ces valeurs morales. Cette conclusion n’est pas étonnante, et sur base de l’article précédent sur la question du libre-arbitre, on pouvait déjà y arriver.

Liberté et moralité

La question des valeurs morales est intimement liée à celle de la liberté. En effet, si je dis de quelqu’un qu’il a commis un acte mauvais, c’est que je considère qu’il avait le choix entre commettre un acte bon, ou mauvais, mais qu’il a préféré le choix du mal, ce qui engage sa responsabilité. Face à un animal qui cause un préjudice (un chien qui mord, un lapin qui tue les lapereaux d’un rival, des termites qui causent l’écroulement d’une maison), on ne pose pas la question de savoir si ce sont des bons ou de mauvais animaux puisqu’on sait qu’ils agissent sur base de comportements instinctifs : ils ne sont pas libres.

Or, à partir du moment où la méthode scientifique permet d’établir que, les humains étant des animaux comme les autres, ils ne sont pas libres, la question du bien et du mal s’évapore aussitôt. On sait expliquer, biologiquement, pourquoi une antilope protège son petit des griffes du guépard et pourquoi celui-ci tente de le dévorer, on sait expliquer pourquoi les chimpanzés passent autant de temps à entretenir des relations de groupe, on sait expliquer (en tout cas en partie) pourquoi et comment les humains en sont venus à créer des villes et cités aussi complexes, tout comme on sait expliquer pourquoi la rose a des épines, mais rien de toute cela ne permet d’établir l’existence du bien ou du mal de manière objective.

C’est d’ailleurs ce qu’affirment, avec beaucoup d’honnêteté, plusieurs scientifiques et penseurs athées/matérialistes. Ils écrivent en substance que, si la méthode scientifique permet de comprendre l’illusion du libre-arbitre et l’illusion d’une distinction entre un bien et un mal « transcendantaux », elle permet également d’affirmer qu’elles n’ont aucune existence réelle…

Hypothèse « Dieu » ?

Nous sommes face à la même situation que pour la question du libre-arbitre. En effet, le matérialisme et la méthode scientifique nous amènent à rejeter l’existence de la liberté tout comme celle du bien et du mal. En elles-mêmes, ces conclusions n’affirment pas l’existence d’un Dieu. Mais, si la liberté et la distinction objective bien/mal existent, alors il doit exister une entité créatrice qui ne subit pas les lois qu’elle a elle-même créées. En effet, si le bien et le mal existent en dehors même des humains, de leurs opinions et des différences historiques/sociétales, elles doivent être transcendantales et, par leur nature a-scientifique, ne peuvent trouver de sens qu’avec l’hypothèse d’une entité créatrice elle-même transcendantale.

Conclusion provisoire : à ce stade, on peut affirmer que

  • L’origine de l’univers, même étudiée à la lumière scientifique, suppose une entité créatrice, législatrice, éternelle et libre.
  • La méthode scientifique/le matérialisme exclue toute possibilité d’une existence réelle et concrète du libre-arbitre.
  • La méthode scientifique/le matérialisme exclue toute possibilité d’une existence réelle et concrète du bien et du mal.
  • Si on peut affirmer l’existence d’une entité créatrice, on ne peut en revanche à ce stade pas affirmer que les êtres humains sont assurément libres et responsables de poser des actes objectivement bons ou mauvais. De même, même en supposant l’existence du bien et du mal, on n’est pas en mesure de trancher la nature de l’entité créatrice en rapport à ces qualités (comment est-il ? commande-il quelque chose aux êtres qu’il a créés ?)

Certes, nous avons beaucoup avancé depuis les balbutiements du premier article. Mais sur base de ces éléments, comment peut-on continuer notre quête sur l’hypothèse « Dieu » ? Qui est-il ? Ce sera l’objet des prochaines publications.