Sommes-nous libres ?

Tout d’abord, pourquoi nous posons-nous la question ? Rappel des épisodes précédents :

  • Le matérialisme philosophique (en gros : toute conséquence est issue de causes qui obéissent à des lois fondamentales) constitue une manière de décrire l’univers très puissante, efficace, prédictive. La méthodologie scientifique le prouve.
  • C’est d’ailleurs cette efficacité qui permet à l’athéisme de revendiquer des appuis solides et de rejeter l’hypothèse « Dieu »
  • Mais si toute conséquence a des causes, et puisque l’univers lui-même est un objet physique… quelle est la cause de l’univers ?
  • Le matérialisme nous mène inévitablement vers l’hypothèse d’une cause fondamentale, primordiale, cause d’elle-même. Bref, le matérialisme nous mène vers une cause qui sort des lois matérialistes
  • Quelle est donc cette cause première ? A ce stade, on peut déterminer qu’elle doit être créatrice, législatrice, éternelle et dotée d’une puissance considérable. Peut-on pour autant conclure en l’existence d’un Dieu souverain, juste, volontaire ?
  • L’humain, en tant qu’être doué de liberté et de conscience, nous dit-il quelque chose de la nature de cette cause ?
  • Cependant… qu’est-ce cela signifie : être « doué de liberté » ?

Voilà donc, résumées brièvement, les étapes qui nous ont amenés à poser cette question. La discussion, à la lumière du débat « matérialisme versus hypothèse Dieu », du concept de liberté, nous permettra de voir plus clair et de tirer quelques conclusions supplémentaires.

La liberté : concept phare de la modernité

Cet article n’a pas la prétention de dresser une histoire du concept « liberté » depuis l’avènement de la société moderne. Il est toutefois aisé de voir que, depuis la Renaissance jusqu’à la Déclaration des Droits de l’homme, en passant par les Lumières de Voltaire et Rousseau, la liberté est un principe qui a fédéré des luttes, des revendications, des devises et des mouvements de pensée. Le libéralisme (dans un sens très large) a teinté presque tous les mouvements politiques, et il n’existe presque aucun parti ou mouvement aujourd’hui qui ne revendique pas en bonne place l’idéal de la liberté (même si, évidemment, elle revêt des acceptions très différentes). L’Occident a été, et est encore en large partie, le fer de lance de ce combat. La lutte contre le clergé, puis la séparation plus ou moins effective de l’état et de l’Eglise/la religion, se sont accompagnées d’une place plus grande accordées à la liberté de culte, d’expression, de manifestation, d’orientation sexuelle. L’émancipation des hommes et des femmes, revendiquée ici et là, consiste en une maximisation de la liberté de chacun.

Cette lutte contre les religions/les églises est essentielle pour comprendre l’évolution de la « liberté » en Occident et dans le monde.

  • De façon pragmatique, il s’agissait de s’opposer aux interdits et obligations qui sont issues des règles canoniques tirées des Ecritures et imposées par le pouvoir clérical, les théologiens, les autorités religieuses. En ce sens, la sécularisation et la laïcité ont été des moyens de grignoter des espaces de liberté contre ce qui était perçu comme l’obscurantisme des religions.
  • Mais, à un niveau plus philosophique, il s’agit aussi chez certains de combattre l’idée d’un Dieu « Juge Suprême » qui accorde la grâce ou le châtiment, dirige le destin des humains et connaît l’avenir de tous. Replacer, en quelque sort, le destin entre les mains des hommes et des femmes, leur permettre de choisir en toute liberté la vie qu’ils désirent mener, tant qu’ils n’empiètent pas sur la liberté des autres.

Il n’est donc pas étonnant de constater que les penseurs et militants matérialistes/athées aient été à la tête de ces revendications et de cette lutte idéologique. Contre le fatalisme des religions, où Dieu contrôle tout, punit et châtie selon son désir, ils désirent promouvoir le libre-arbitre des humains qui, ensemble, gèrent leur vie selon des modalités qu’ils auront eux-mêmes décidées.

Mais qu’est-ce que la liberté ?

Question classique du bac philo, le concept de liberté est tellement large qu’on pourrait gloser des heures à son sujet. Cependant, ce qui nous intéresse dans cet article comme dans les précédents, c’est de confronter le monde qui nous entoure au discours matérialiste, puisque c’est à partir de ce discours qu’émergent les principaux arguments contre l’hypothèse « Dieu ». Or, à la lumière d’un tel discours, il faut admettre que la plupart des traités sur la liberté, depuis des milliers d’années que les philosophes traitent du sujet, n’utilisent pas ou presque pas l’outil scientifique. A ce titre, ils sont avant tout religieux et ne rentrent donc pas dans le cadre de cette discussion.

Tentons par conséquent une définition philosophique en adoptant une méthode scientifique : la liberté est la possibilité pour un « agent » (c’est-à-dire, toute chose qui agit) de penser, faire, dire, et ce indépendamment des contraintes qui environnent cet agent. Ce concept, qu’on appelle également le libre-arbitre, signifie que chaque fois qu’une contrainte pèse sur un comportement (une pensée, un acte, une parole), celui-ci n’est pas libre, ou en tout cas perd une partie significative de sa liberté. Le moteur d’un acte libre est par conséquent la volonté : « Je suis libre si et uniquement si je fais telle chose parce que je le veux et non en raison d’une contrainte ».

On pourrait, à la lumière de ces définitions, donner raison aux interlocuteurs athées : les croyants ne sont pas libres, se soumettent à Dieu et essayent tant bien que mal d’obéir aux injonctions divines, leur sort autant que celui des incroyants étant scellé par la Providence. Au contraire, les athées nient l’existence de Dieu et choisissent par conséquent, autant que faire se peu, les principes qui guideront leur vie. Seulement, est-ci évident que ça ?

Le matérialisme est automatiquement un déterminisme

Pour expliquer en quoi l’opposition « liberté » des athées et « fatalisme » des croyants n’est pas si évident, nous allons tenter de prendre des exemples, du plus simple au plus complexe, et les étudier à la lumière du matérialisme et de la méthode scientifique :

  • Les astres qui voguent dans l’espace sont décrits, avec beaucoup de précision, par la mécanique des lois célestes. Ces lois (comme le fameux E=mc²) expliquent comment, par exemple, les planètes « orbitent » autour du Soleil, ainsi que l’évolution des galaxies, des gaz interstellaires et bien d’autres phénomènes cosmologiques. Puisque ces astres ne font que suivre ces lois à la lettre, ils ne sont pas libres. Chaque instant est déterminé par les lois qui régissent leur mouvement dans l’espace. En effet, si, mettons, la planète Mars possédait un certain niveau de liberté, elle pourrait de temps à autres vouloir se comporter autrement que ce que les lois prévoient, et agirait en conséquence.
  • De la même manière, si je lance une boule de bowling contre des quilles, les lois physiques élémentaires vont déterminer la trajectoire de la boule, la force du choc, le mouvement des quilles, leur chute ou leur déplacement. Aucun des objets cités ici ne peut être l’auteur d’une volonté ou liberté quelconques.
  • Que dire de phénomènes plus complexes ? Une avalanche, par exemple, ou le cours d’une rivière, le climat, le tirage du Lotto, la fréquence des orages ? Il s’agit là de phénomènes bien plus complexes à décrire. Cependant, la complexité et, souvent, l’impossibilité de calculer précisément l’évolution de ces systèmes ne signifient pas qu’ils sont libres. Ils signifient uniquement que, au vu de toutes les interactions en jeu dans ce système (des milliards voire plus), il est humainement impossible de tous les connaître et donc de les étudier autrement que par des probabilités. Autrement dit : ces systèmes sont déterminés par les mêmes lois naturelles qui affectent la planète Mars ou la boule de bowling, même si à l’échelle humaine ce sont des phénomènes difficiles à étudier.
  • Mais qu’en est-il des « objets » vivants ? Ici aussi, on pourrait aller du plus simple vers le plus complexe. Une bactérie, par exemple, est infiniment plus complexe qu’un éboulis de montagnes. Une machinerie biochimique incroyable se déroule dans son cytoplasme et on peine encore à comprendre tout ce qui s’y passe. Mais, au delà des différences en terme de complexité, il n’y a pas de différence de nature. On peut chaque fois monter d’un échelon dans la complexité d’un système sans pour autant abandonner un constat fondamental : ce sont les lois physiques qui gèrent, orientent, déterminent l’état et l’évolution de ces systèmes.
  • Ce qui est valable pour la bactérie est valable pour le champignon, l’eucalyptus, l’escargot ou le poulpe. Au plus on s’élève dans la « hiérarchie » du vivant, au plus la complexité est grande, d’autant plus que les animaux considérés sont dotés d’un système nerveux abouti. Toutefois, quelle est, encore une fois, la différence de nature ? Une moelle épinière, un cerveau ou quelque objet naturel que ce soit peut-il échapper aux lois fondamentales qui affectent chaque atomes de l’univers ? Si on adopte une approche matérialiste des choses, il faut convenir d’une seule réponse possible : non, il n’est pas possible d’y échapper.
  • La suite est logique : le cerveau humain est constitué de neurones, de cellules, de vaisseaux sanguins, qui obéissent à des causes qui les précèdent. Des stimuli (la douleur, une hormone, un son, une sensation agréable ou désagréable, bref tout signal reçu et interprété par le cerveau) entraînent des réponses nerveuses, sensorielles et motrices, qui à leur tour vont donner lieu à des états donnés, qui seront la cause de nouvelles interactions et donc de nouveaux stimuli, etc. Le cerveau agit toujours en fonction de contraintes et de lois qui lui sont externes : soit des mécanismes biochimiques à l’oeuvre dans le corps biologique, soit des contraintes de l’environnement (la société, la culture, qui sont l’oeuvre collective de… millions d’autres cerveaux obéissant aux mêmes lois).

Liberté ou matérialisme… mais pas les deux

La démonstration suivante, qui reprend les points fondamentaux de cet exposé, est imparable :

  • La liberté suppose la capacité d’agir en dehors des contraintes qui affectent un être.
  • Or, tout être-vivant est constitué des mêmes entités matérielles (atomes, molécules) et subit les mêmes lois (phénomènes physiques, réactions chimiques) que celles qui sont à l’oeuvre dans les objets inanimés.
  • De plus, les lois fondamentales qui régissent ces entités sont absolues et s’exercent en tout lieu, en tout temps.
  • Par conséquent, les êtres vivants autant que les objets inanimés sont, en tout temps et en tout lieu, soumis à ces lois fondamentales, qui les contraignent de manière fondamentale.
  • Conclusion : puisque nous ne pouvons jamais échapper à ces contraintes, nous ne sommes… jamais libres.

Cependant, cette conclusion est-elle si étonnante ? Le matérialisme, dans la mesure où il décrit tout l’univers et ce qu’il contient comme des phénomènes entre des causes et des conséquences qui sont régies par des lois fondamentales, est une forme de… déterminisme. Autrement dit, chaque système (et son évolution) est déterminé à chaque instant par des lois qui le contraignent. Être libre signifierait détenir la capacité d’agir en dehors des lois fondamentales et d’échapper aux causes qui précèdent un acte. Ce qui revient à dire : être capable d’agir en dehors du matérialisme.

⇒ Soit le matérialisme est vrai, et la liberté n’existe pas. Soit la liberté existe, et le matérialisme est faux.

Cette conclusion est à ce point logique et limpide qu’elle fait consensus chez de nombreux scientifiques, les physiciens et les neuroscientifiques au premier chef. Nous aurons l’occasion d’y revenir (en tout cas sur la page Facebook).

Athées et croyants : même combat ?

Voilà qui reconfigure considérablement le débat entre athées et croyants sur la notion de liberté. Tel que cela apparaît à la suite de notre démonstration, on pourrait conclure en un match nul. Le matérialisme philosophique considère l’humain déterminé par les lois de la nature, les religions le considère déterminé par le Destin issue de la volonté divine. Sauf que, là encore, ça n’est pas si simple.

Tout au long des articles précédents, nous avons entrepris de prendre le discours matérialiste au sérieux et de tirer les conclusions de ses prémisses. Déjà, sur la question de l’origine de l’univers, on a pu déterminer que la seule solution logique est l’existence d’une cause fondamentale qui est à l’origine des lois naturelles et qui donc, elle-même, existe en dehors des contraintes matérielles. Par conséquent, de la même manière que cette cause fondamentale échappe au matérialisme sur la question de l’univers, on peut supposer qu’elle peut également échapper au matérialisme sur la question de la liberté.

On ne peut s’empêcher de souligner l’ironie de la situation. En effet, à bien considérer les arguments du débat « matérialisme versus hypothèse Dieu », on s’aperçoit que, sur la notion de la liberté, et contrairement à ce qu’on pouvait penser de prime abord, tandis que les croyants détiennent des arguments pour défendre l’existence de la liberté, il ne convient pas du tout, en revanche, aux athées de mobiliser ce concept ! Renversement de situation…

Est-ce à dire qu’on peut trancher la question de savoir si l’être humain est véritablement libre ? A ce stade, non. Mais il est en tout cas possible de s’avancer sur la notion de liberté de manière absolue, en tout cas en ce qui concerne l’hypothèse « Dieu ».

Cela nous dit-il quelque chose de l’hypothèse « Dieu » ?

Au regard de tout ce qu’on établi jusqu’ici, la « cause première et fondamentale » revêt de plus en plus de caractéristiques : créatrice, législatrice, dotée d’une force considérable et… absolument libre. Pour quelles raisons pouvons-nous tirer ces conclusions sur la liberté ? Essentiellement grâce à deux arguments :

  • Tout d’abord, comme évoqué plus haut, parce que l’examen des prémisses du matérialisme nous oblige à devoir postuler l’existence d’une cause fondamentale qui échappe au matérialisme, puisque c’est cette cause elle-même qui est à l’origine des lois qui régissent le monde. A la lumière de ce point, le fait que le matérialisme contredit l’existence de la liberté n’est pas un problème, puisqu’il a déjà été mis en défaut, et le créateur/législateur éternel peut tout à fait détenir la liberté absolue.
  • Ensuite, et surtout, parce que l’acte de création d’un univers et des lois qui régissent le monde à partir du néant implique forcément une volonté première. Puisque rien n’existe avant et en dehors de cette cause fondamentale, il n’y a que la volonté de le faire qui peut expliquer l’existence de toutes choses. Si la cause première avait agi uniquement à cause de contraintes pré-existantes, alors… elle ne serait pas une cause première et on devrait expliquer à nouveau l’existence de ces contraintes. A la lumière de second point, le créateur/législateur éternel doit détenir la liberté absolue.

L’hypothèse-Dieu, à ce stade, suppose donc une Entité créatrice, législatrice, éternelle, douée de volonté et de liberté absolues. Mais, encore une fois, est-ce à dire que le Dieu des religions monothéistes existe ? Doit-on postuler à partir de cela que ce Dieu est bon, bienfaisant, juste, et qu’il veut récompenser les bons et punir les mauvais ? Quelle implication sur la nature de l’être humain ? Voilà des questions complexes et nous proposons, là aussi, de confronter les visions « matérialisme » et « hypothèse Dieu » pour, qui sait, encore avancer dans notre quête. Ce qui sera l’objet du prochain article, si Dieu nous le permet.