Dans l’article précédent, on a pu mettre en évidence que deux piliers fondamentaux du matérialisme philosophique, à savoir le principe de cause à effet et les lois fondamentales de la science, semblent paradoxalement affaiblir l’édifice qu’elles sont censées porter. Autrement dit : quand on essaie de pousser la logique de la méthode scientifique jusqu’au bout, on tombe sur des conclusions qui contredisent les prémisses de base. En résumé :

  • Si l’univers est la conséquence de l’évolution d’un univers antérieur, le principe de cause à effet est sauvegardé, mais on ne fait que déplacer le problème, ce qui nous mène à une régression infinie : un univers qui existe de toute éternité, éliminant toute possibilité de cause première.
  • Ou alors l’univers émerge, de lui-même, dans un Big Bang spontané et auto-généré, ce qui par définition exclue toute possibilité d’une cause entraînant un effet.
  • Quant aux lois scientifiques, si elles sont invariantes, immuables, on tombe dans le problème de l’oeuf et de la poule : que faisaient ces lois avant qu’il y ait des phénomènes à régir ? Et si les phénomènes ont eux-même engendré les lois qui les encadrent, quelle loi a régi l’engendrement ?

L’hypothèse « Dieu » est-elle par conséquent justifiée ? Doit-on adopter l’idée d’une « cause première », cause qui serait à l’origine de l’univers et des lois qui déterminent les phénomènes de l’univers ?

« Pas si vite ! », nous lanceraient la plupart des athées et matérialistes. En effet, depuis que ces questions agitent les querelles philosophiques, c’est-à-dire depuis des siècles voire des millénaires, plusieurs objections ont été formulées pour s’opposer à l’hypothèse d’une entité fondamentale qui serait la cause de toutes choses. Attardons-nous sur quelques-unes de ces objections.

1° L’univers est né de « rien »

Plusieurs personnalités de premier plan, athées, matérialistes et scientifiques, affirment qu’il n’y a pas de problème à considérer que l’univers est né de « rien » ou du « néant ». Leur travail consiste à prouver que la question de l’origine de l’univers est une question que la science peut traiter,  qu’elle ne contredit pas le matérialisme philosophique. La fameuse question de Leibniz (« Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ») ne serait donc pas une question métaphysique mais une question physique, scientifique.

Cependant, lorsqu’on lit attentivement les démonstrations, on s’aperçoit qu’il y a un flou sur la définition des termes « vides » ou « néant », et que c’est justement cette imprécision qui permet d’avancer cette thèse. Selon ces auteurs (par exemple le physicien Lawrence M. Krauss dans son livre A Universe from Nothing), ce fameux « vide » d’où émerge l’univers peut-être un champ quantique pré-existant, une dimension « vide/relativiste » ou d’autres expressions étranges du même ordre. Or, quels que soient ces termes et leurs définitions, une seule chose est sûre : quand il y a quelque chose de pré-existant, on ne peut parler de « vide » ou de « néant ». La question de Leibniz demande pourquoi l’univers et ce qu’il contient existe tout court, et pourquoi n’y a t-il pas plutôt un néant intégral, le rien absolu, le vide indéfinissable et indéterminable ? Si ce vide est une dimension quantique ou autre chose, cela ne ferait que repousser la question : pourquoi cette « dimension quantique » existe-t-elle ?

2° L’univers est « éternel »

Et si l’univers existait depuis toujours ? La réalité, ce serait peut-être une succession de « big bangs » ? Ou l’émergence de notre univers parmi des milliards d’autres qui existent, meurent, donnent naissance à d’autres univers ? Voilà qui permettrait de régler l’épineux problème de la cause de l’univers. Cette hypothèse implique toutefois un fait étrange : avant notre univers, il aurait existé un nombre infini d’autres univers (ou alors, mais ce qui revient au même, notre univers existe depuis un temps infini). C’est étrange car cela va à l’encontre de plusieurs éléments fondamentaux dans la méthode scientifique.

Quelques explications : premièrement, l’infini n’est pas une quantité ou un nombre, mais un concept. Ce concept est très utile pour l’abstraction mathématique et la compréhension théoriques des phénomènes qui nous entourent. Mais ce concept n’existe pas physiquement parlant. De la même façon qu’il n’existe pas une infinité de planètes, d’atomes, de photons ou d’énergie, il n’existe pas une infinité de « temps », d’heures, de secondes. Deuxièmement : s’il avait du exister une infinité d’univers (ou de temps) avant nous, nous n’aurions… jamais existé. En effet, en remontant le fil de l’histoire, on ne trouverait jamais de point de départ, puisque c’est l’essence même du concept d’infini. Chaque fois qu’on remonterait d’un univers, d’un jour, d’un millénaire, il faudrait encore répéter l’étape pour remonter encore plus dans le temps, et ça ne s’arrêterait jamais. Dès lors, si chaque univers doit attendre que le précédent émerge avant de pouvoir naître à son tour, notre univers n’aurait jamais eu le… temps d’exister.

3° La science trouvera les réponses plus tard

L’histoire des sciences est parsemée d’incompréhensions et d’obstacles qui ont été peu à peu dissipés par les découvertes scientifiques et les avancées technologiques. Comme nous le disions dans l’article précédent, les autorités religieuses ont toujours pris prétexte de phénomènes inexpliqués pour décrédibiliser la méthode scientifique, avant de devoir faire marche arrière lorsque cette méthode parvenait à comprendre et expliquer ces phénomènes. Beaucoup d’interlocuteurs dans ce débat rétorquent donc qu’on peut espérer que, à l’avenir, la méthode scientifique nous fera comprendre l’énigme de l’origine de l’univers et des lois qui le régissent.

C’est un point important à souligner et qui suscite souvent des malentendus, d’où l’importance de bien insister : le problème du matérialisme philosophique sur la question de l’origine de l’univers n’est pas un problème d’avancées technologiques, mais un problème de principe. En effet, on ne parle pas ici d’un problème de méthode scientifique, mais d’un problème dans la méthode scientifique. Un univers sans cause ou éternel est, par essence, un univers qui échappe aux explications qui suivent la méthode scientifique. Pour essayer de trouver une explication, il faudrait sortir de la grille de lecture matérialiste et emprunter des réflexions métaphysiques (au sens premier, c’est-à-dire « au-delà de la physique »). Par exemple, comme évoquée plus haut, une cause première fondamentale ? Ce qui nous mène à notre quatrième objection.

4° Quelle cause explique l’existence de cette « cause première » ?

C’est un contre-argument récurrent. Certains athées affirment que tenter d’expliquer le problème de la cause de l’univers par une cause première ne règle rien, puisqu’il faudrait alors trouver à nouveau une origine à cette cause première. Ce « contre-argument » est invalide et démontre une incompréhension sur ce qu’est cette « entité fondamentale » : la seule solution logique du problème est l’existence d’une cause première qui n’a elle-même pas de cause et qui est capable de faire émerger l’univers et les lois de l’univers. Par définition, cette entité (qui reste à définir) se situe au-delà des contingences et des nécessités physiques et matérialistes puisqu’elle se trouve en-dehors de tout cela, et qu’elle en est elle-même à l’origine.

Il est important de comprendre que le recours à cette explication, même si elle soulève des questions métaphysiques considérables, n’en reste pas moins la seule explication logique en utilisant les moyens issus du matérialisme philosophique, dont nous nous sommes contentés d’appliquer les principes en allant au fond de la question. La fausseté d’une religion, d’un courant spirituel ou de tout autre voie métaphysique n’invalide pas la solidité de la démonstration et ne peut donc pas suffire à ceux qui veulent écarter d’un revers de la main toute évocation d’une « cause première », d’une « entité fondamentale » ou, pour le dire simplement, de l’hypothèse « Dieu ». Mais de quel « Dieu » s’agit-il ?

5° Rien ne permet de passer d’une « cause première » à l’hypothèse « Dieu »

Quelles conclusions provisoires peut-on tirer à propos de cette « entité fondamentale » ? Tout d’abord, qu’elle est créatrice, puisqu’elle est capable de faire émerger un univers à partir de rien, du néant (au sens réel, cette fois-ci). Ensuite, qu’elle est législatrice, puisqu’elle est capable de créer tout un arsenal législatif qui détermine tous les phénomènes qui ont lieu dans l’univers. On peut également en déduire que cette entité est éternelle (puisque en dehors des contingences du temps) et d’une puissance considérable. Mais même tout cela ne devrait pas nous amener à considérer l’existence d’un Dieu, nous objecteraient beaucoup interlocuteurs en soulevant certains points pertinents :

  • En effet, en admettant que le problème de l’origine de l’univers et de ses lois trouve sa solution dans l’existence d’une cause première, aucune raison ne devrait nous incliner à penser a priori qu’il s’agit là d’un « Dieu » au sens où l’entendent des milliards d’individus de plusieurs religions différentes. D’ailleurs, lequel de ces « Dieu » choisir ?
  • Ne pourrait-il pas s’agir d’une entité qui existe bel et bien mais qui n’a rien fait d’autre qu’être à l’origine de notre univers ? Une entité fondamentale qui ne s’occupe pas des questions de justice ou de sens dans un monde où les humains, insignifiants, ne sont pas mieux ou moins bien lotis que les poussières rocheuses ou les étoiles mourantes ?
  • Et pourquoi ne pas considérer un « Dieu » sans volonté, sans conscience, sans liberté, a-sensé, a-moral (c’est-à-dire qui se situe en dehors de tout critère pour départager les questions de sens ou du bien face au mal) ?

Ces derniers points soulèvent des questions philosophiques cruciales et complexes. Nous, en tant qu’humains, agents de volonté doués de conscience et d’un sens moral, pouvons-nous êtres issus d’un monde créé sans liberté, sans conscience, sans moralité ? Pour tenter de comprendre la nature de cette « entité fondamentale », il serait pertinent d’approfondir ces questions mais également d’étudier la position athée/matérialiste qui, sur le sujet de l’humain, sa nature, sa liberté, sa moralité, a aussi son mot à dire. Gageons que la confrontation de ces positions fera émerger de nouveaux éléments pour éclairer notre quête. Ce sera l’objet des articles qui paraîtront bientôt si… Dieu nous le permet.