- Nous sommes avant tout un double héritage
Dans le premier billet de blog, je proposais de s’interroger sur les raisons pour lesquelles nous sommes musulmans. Le sujet étant vaste, il a été divisé en trois questions sous-jacentes. La première question, qu’on traite ici, demandait en substance : dans quelle mesure les religions ne sont-elles pas que des produits socio-culturels hérités ?
Ce concept d’héritage est assez intéressant et permet de faire la transition. En effet, il y a au moins deux éléments qui nous constituent tous en tant qu’êtres humains : le patrimoine génétique, héritage des brassages d’ADN qui nous viennent des parents ; et le patrimoine socio-culturel, qui nous vient des parents mais également des proches, de la société environnante, de la culture dans laquelle on baigne. Or, de ces deux éléments, nous n’en choisissons… aucun : nous naissons avec ce « double héritage » qui ne nous a pas demandé notre avis, et qui détermine/conditionne fortement notre couleur de peau, notre langue, notre culture, etc.
Ce sont là des choses tellement simples (basiques !), pensez-vous probablement. Pourtant, les quelques conclusions qu’on peut en tirer ne sont pas les choses les mieux partagées du monde. En effet, si on accepte cette prémisse, force est de constater que, en admettant qu’il existe une vérité universelle, rien, a priori, ne devrait nous conforter dans l’idée que c’est notre façon d’être et de vivre qui est supérieure à celles des autres. Plusieurs raisons à cela :
1° Il y a tant de groupes vivant sur cette terre, et depuis tellement longtemps, que la probabilité a priori que ma manière d’être et de vivre soit supérieure ou authentique est très faible. C’est une véritable loterie et compter dessus paraît très illusoire.
2° Comment décider des critères qui départagent les communautés et sociétés humaines et désignent celles qui sont le plus proche du bien, du beau, du vrai ? Chaque société comportant sa propre manière de répondre à cette question, il semble a priori impossible de partir de là pour prétendre apporter une réponse claire.
3° Quand bien même il existerait de tels critères, cela ne résout pas un problème essentiel : puisque ce que je suis (héritage génétique) et ma manière de vivre (héritage socio-culturel) sont des éléments sur lesquels je n’ai aucune prise à la naissance, puis-je vraiment me reposer dessus pour affirmer a priori la supériorité de ma civilisation, de ma religion, ma couleur de peau, l’histoire de mon peuple, ou tout autre chose ? Quel mérite tirer de quelque chose que l’on a pas choisi ?
Or, on en fait tous le constat, l’histoire humaine est jalonnée de querelles, de batailles, de guerres où chacun s’érige en dépositaire de la vérité vraie, et considère que sa manière de voir est la seule qui ait de la valeur. Dit en d’autres termes : les être humains ont tendance à considérer que la société dans laquelle ils sont nés, les traits culturels qui lui sont propres, la langue qui y est parlée, la religion professée, et souvent également les caractéristiques physiques qui y sont majoritaires (couleur de peau, taille, type de cheveux, etc.) , tout cela constitue une manière d’être et de faire qui est vraie et bonne, à tel point que cela justifie une grande loyauté envers son groupe, loyauté accompagnée d’une suspicion voire d’une haine envers les autres groupes.
- Loyauté et sentiment d’appartenance
Il y a un grand nombre d’études en sociologie, histoire et psychologie sociale qui démontrent que, dans l’espèce humaine, l’individu favorise grandement son groupe au détriment des autres. Il suffit de voir deux supporters d’équipes de foot rivales discuter, ou un débat entre nationalistes de pays adversaires, ou même les querelles sur les accents et dialectes, pour constater ce que ces études ont pu mettre en évidence : le biais d’ethnocentrisme. Ce biais nous pousse vers ce qu’on a décrit plus haut, à savoir le fait de voir son groupe (le in-group) comme étant supérieur (en norme, valeur, civilisation, etc.) par rapport à d’autres groupes humains (les out-group). Mais ce n’est pas tout. Dans une expérience de psychologie sociale menée par Greenberg et Rosenfield (1979), ces derniers ont mis en évidence un célèbre biais qui découle du premier : l’erreur ultime d’attribution. Dans cette expérience, les cobayes, des hommes blancs, doivent juger d’autres personnes de différentes origines par rapport au succès à remplir une tâche. Lorsqu’ils jugeaient des Blancs qui réussissaient la tâche imposée, ils attribuaient cette réussite au fait qu’ils étaient Blancs. Mais lorsqu’ils jugeaient des Noirs, alors la réussite de ces derniers avait tendance a être imputée à la chance ou aux circonstances externes. Evidemment, c’était l’inverse en cas d’échecs.
Il y a un nombre incalculable d’expériences de ce genre (qui pourront faire l’objet d’articles ultérieurs si cela vous intéresse) qui démontrent, par exemple, que les humains sont, en général, à ce point ethnocentriques qu’ils attribuent leurs réussites à des qualités intrinsèques, et qu’ils minimisent les réussites d’autres groupes en y trouvant des explications contextuelles. Mais pourquoi cette loyauté et pourquoi au détriment des autres ? Il y a de nombreuses explications et hypothèses. La plus répandue est celle de la survie tout simplement. La meilleure stratégie pour survivre, c’est que le groupe dans lequel on vit soit solide et qu’il y règne une forte cohésion. Cela passe donc par une exaltation de son propre groupe et de ses valeurs. Mais dans la mesure où les ressources sont rares et convoitées et qu’elles font donc l’objet de luttes contre d’autres groupes humains, cette stratégie passe par la délégitimation des autres, voire leur déshumanisation.
Ces biais d’ethnocentrisme sont probablement à la base de la survie de bien de communautés humaines. On en voit aujourd’hui les manifestations dans les nationalismes, les luttes passionnées entre supporters de foot, les guerres ethniques, tribales, religieuses, etc. Il est toutefois aisé de voir que l’efficacité de cette stratégie n’est absolument pas corrélée à la qualité ou l’authenticité des valeurs morales des sociétés concernées. C’est ce qui nous concerne directement dans notre réflexion : puisque les groupements humains ont usé de ces biais pour assurer survie et cohésion, qu’est ce qui nous garantit que nous ne faisons tout simplement pas la même chose en défendant notre groupe, notre langue, notre… religion ?
- Loyauté envers quoi ?
Cette question épineuse repose la question des critères que nous utilisons pour nous engager en société. Or, si l’on essaye de prendre du recul et de réfléchir loin des biais et des carcans imposés par l’ordre social, national ou religieux, il y a fort à parier qu’on se retrouvera vite en décalage par rapport aux gens qui nous entourent. C’est l’épreuve qui a frappé les Messagers et les Prophètes, le salut d’Allah sur eux tous. Par exemple, le prophète Sâlih, qui était très respecté dans sa communauté, où il occupait une haute position sociale, s’est vu attirer les foudres des élites :
Ô Sâlih ! Tu étais jusqu’ici l’objet de nos espérances. Vas-tu à présent nous interdire d’adorer ce que nos ancêtres adoraient ? (S.11.V62)
S’agit-il d’une trahison ? De tous temps, les individus qui ont essayé de faire émerger d’autres discours, en prenant la vérité et les preuves comme seules boussoles morales, ont été exilés ou tués en tant que « traîtres ». On peut le voir aujourd’hui avec le phénomène de « lanceurs d’alerte », prendre le risque de faire passer des impératifs moraux avant la cohésion de son groupe expose à des épreuves parfois terribles. Pourtant, au vu de tout ce qu’on a pu dire jusqu’ici, il est essentiel de rentrer dans une démarche sceptique. Puisque toute société se prémunit contre les autres et contre son propre déclin en exaltant ses valeurs et ses normes tout en dédaignant voire en affrontant les autres, il est essentiel, si l’on veut diriger sa loyauté avant tout envers la vérité, de marquer un temps d’arrêt et de ne pas accepter, a priori, le récit majoritaire imposé par la société dans laquelle on baigne.
En bref : si nous ne voulons pas être des moutons, nous devons être sceptiques, prudents et tenir compte des biais très puissants qui conditionnent nos comportements depuis des milliers d’années. Cette démarche de réserve, de prudence et de scepticisme était l’objet du deuxième point dans l’article précédent, que nous traiterons donc, si Allah nous le permet, dans le prochain billet de blog (disponible ici)
La base même de tout esprit scientifique. Bravo, bel article
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Merci pour ce retour
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Excellent article !
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